En décembre 2011, Philippe Tesson rachète le Théâtre de Poche-Montparnasse à Renée Delmas et Etienne Bierry, qui en assuraient la direction depuis 1956. Journaliste et patron de presse, spectateur assidu des salles parisiennes, passionné de théâtre depuis l’enfance, critique dramatique depuis 1970, il entame d’importants travaux qui dureront près de deux ans. Un vieux rêve, sans doute, quand on retrouve sa signature dans le Canard enchaîné du 18 février 1981 : “Ah, si l’on pouvait faire éclater les murs de la bonbonnière, si l’on pouvait élargir le Théâtre de Poche aux dimensions d’un monumental amphithéâtre, la scène se transformant en un gigantesque podium au pied duquel s’entasseraient des milliers de spectateurs !” Pour relier ses deux salles, le Théâtre de Poche se dote d’un large Foyer-bar : une agora culturelle, un carrefour entre les différents publics, où pourront se croiser spectateurs, comédiens et autres amoureux du théâtre. La salle du bas, quant à elle, est réorganisée pour devenir une “salle de jeu” polyvalente, consacrée à la musique, aux curiosités, aux débats… Bref, aux formes nouvelles.

Au bout de l’impasse donnant sur le boulevard Montparnasse, le Poche rouvre ses portes au public en janvier 2013. Stéphanie Tesson assure la première mise en scène de la salle du haut : Le Mal court, une “sérénade philosophique” de Jacques Audiberti. Un spectacle justement créé au Poche en 1947 dans une mise en scène de Georges Vitaly. Un hommage à l’Histoire de ce théâtre ayant donné dès sa création en 1942, une place prépondérante aux auteurs contemporains. Huit comédiens occupent le plateau. Dans Le Point, Gilles Costaz salue cette réouverture tant attendue : “Il fallait une fête pour rouvrir le Poche. C’est bien une fête des grands langages du théâtre que nous donnent Stéphanie Tesson, Julie Delarme et toute une équipe à la parade sur l’étroit ponton d’une scène aventureuse.” Ces “grands langages du théâtre”, Philippe Tesson, qui partage la direction du lieu avec Stéphanie Tesson et Charlotte Rondelez, n’aura de cesse de les glorifier. La première saison se poursuit selon cette philosophie : un équilibre entre auteurs contemporains – Philippe Minyana, Israël Horovitz, Jean-Marie Besset, Florian Zeller- et grands noms du répertoire classique – Musset, Diderot, Marivaux, Molière, Ionesco…

L’amour des auteurs et la transmission de leurs écrits devient la colonne vertébrale du Théâtre de Poche. Plus que tout, Philippe Tesson entend défendre un théâtre de texte. Lui qui, durant toute sa vie de critique dramatique, prévenait contre la dictature des artifices (visuels, sonores, humains) au détriment de la langue, cœur de l’art dramatique, applique désormais ce credo sur scène : la pensée et la beauté sont plus fortes que l’image. Il considère le théâtre comme un foyer d’éducation, un outil de réflexion, un refuge pour la contemplation et une invitation à la critique. L’ancien directeur du Quotidien de Paris le répète au Figaro en août 2021 : “Je suis l’enfant du théâtre classique, du répertoire. Je n’aime pas la liberté, au sens péjoratif du mot, que prend aujourd’hui le théâtre avec le texte. Je n’aime pas que tout devienne théâtre. Le théâtre, c’est montrer qu’il y a autre chose que la réalité.” Son autre cheval de bataille réside dans la lutte contre le réalisme, qu’il tienne à l’image ou au discours. Le théâtre entraîne à la poétisation du réel, et non à son imitation. Il vante le triomphe de l’illusion et du merveilleux ! En 2020, rouvrant le Poche avec ferveur après les six mois d’arrêt imposés par les autorités sanitaires, il déclare au Point : « Le théâtre est le lieu d’où l’on voit ce qui se passe avec la distance nécessaire pour ne pas céder à la peur, à la haine, à l’ennui, à l’angoisse ou – pire – à l’emprise des distractions consensuelles et technologiques. C’est le porte-voix de l’imagination illimitée et sans cesse renouvelée qui triomphe de la réalité réductrice. Si la réalité peut s’augmenter, c’est bien au théâtre. »

 

La liberté, une obsession

Cette “ligne éditoriale” définit un peu plus le Théâtre de Poche en tant que lieu à part, non étiquettable, si ce n’est par son exigence artistique. La direction fait fi des distinctions entre les clans de théâtres, défiant les clivages établis et continue à programmer des auteurs habituellement délaissés par le circuit privé : Thomas Bernhard, Jean-Paul Sartre, Roland Topor, Charles Péguy, Harold Pinter, Michel Vinaver, Bernard-Marie Koltès, Rainer-Maria Rilke… Il en est de même pour les comédiens qui s’installent au Poche. Ils viennent du privé ou du subventionné, du cinéma ou du théâtre, toutes générations confondues, sont mondialement reconnus, tels Marisa Berenson, ou parfaitement anonymes… mais ne le restent pas longtemps, à l’instar de François Deblock, qui remporte le Molière de la révélation masculine pour Chère Elena Sergueïevna de Ludmilla Razumskaia, mise en scène par Didier Long.

Peu à peu se rassemble autour du Poche-Tesson une véritable famille artistique, à l’instar de ces troupes dont chaque membre participe à l’histoire d’un lieu. Parmi eux citons Marcel Maréchal, Myriam Boyer, Mickaël Lonsdale, Pierre-Olivier Mornas, Caroline Casadesus, Samuel Labarthe, Brigitte Fossey, Michel Dussarat, Vadim Sher… et les journalistes-comédiens Christophe Barbier, Patrice Carmouze, Elisabeth Quin, Laurent Joffrin… Au Monde en 2013, Stéphanie Tesson évoque une “mission de résistance aux modes”. Pour voguer à contre-courant, mais surtout, pour rester parfaitement libre de ses choix. La liberté, une autre obsession propre à Philippe Tesson. Nombreux à être programmés les spectacles hors-normes, des prises de risque qui proposent des textes résolument nouveaux pour le théâtre. C’est le cas du Laboureur de Bohème (2020), une fable médiévale composée au XVe siècle par le poète Johannes von Tepl ; ou de Tertullien (2017), manifeste de ce théologien chrétien du IIe siècle qui prônait la détestation du théâtre, alors que le fanatisme religieux est au cœur des préoccupations…

Soit la manière, pour Philippe Tesson, de rebondir sur l’actualité sans l’aborder frontalement. En parfait journaliste – passionné des arts, amoureux des grandes oeuvres, ses éditos du Quotidien de Paris firent les beaux jours de la presse écrite dans les années 70/80 – il cherche toujours à analyser les faits de société et il les décrypte à la lumière du théâtre et de la poésie. Le Poche s’organise sur le modèle d’une rédaction, où l’on peut changer la Une du journal du lendemain quelques heures avant l’impression… En 2017, pour éclairer l’élection présidentielle qui anime le pays, Tesson fait appel à Marcel Bluwal pour monter le pamphlet de Maurice Joly sur la démocratie : Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. En parallèle, il convoque des “Forums” réunissant des personnalités de tous bords (politiques, médiatiques, artistiques, etc) pour débattre de sujets d’actualité : Philippe Sollers, Frédéric Mitterrand, Jean-Michel Ribes, Raphaël Enthoven, Gérard Garouste sont autant de sommités qui s’affrontent avec l’insouciance et la spontanéité d’autrefois sur le plateau du Poche : un vrai jeu de la Vérité !

 

“Saisir l’éphémère”

Ces “Forums” ne sont qu’un exemple de la liberté réjouissante prise par le Théâtre de Poche. Tenant ses promesses, la salle du bas s’impose comme un foyer d’expérimentations heureuses. S’y succèdent des ciné-concerts, des conférences, des spectacles jeune public, des soirées dansantes, dans des configurations sans cesse renouvelées… Un genre cher à Philippe Tesson y renaît, et retrouve là tout son sens : le cabaret. Attablés à de petits guéridons de bistro, les spectateurs sont invités à boire, tandis que se déroule devant eux des formes inédites, conférences théâtrales, boniments, harangues… Le patron du Poche conçoit et anime les deux premiers, en hommage à Colette et à Cocteau. Ce sont Le Boeuf sur le toit sous la direction musicale de Daphné Tesson en 2016 et Colette et l’amour, aux côtés de Judith Magre et Elisabeth Quin en 2017, puis Le Cabaret Mai 68 dont il confie la charge à Christophe Barbier. A l’époque, Tesson se confie à Challenges : “Je recherche le merveilleux, la poésie. Bref le contraire de ce qui fait florès depuis les années 1970 et qui me désespère. (…) Je fais du théâtre avec la vie qui va, dans une salle de catacombes, en journaliste qui tente modestement de saisir l’éphémère dans une explosion de curiosité et de joie, d’énergie et de sincérité. Avec le théâtre, je ne me pare pas d’un masque pour oublier ma vision noire de la vie, mais je me venge de ma tristesse en partageant avec le public une éphémère illusion, voire une utopie.

En commémoration du centenaire de sa création, L’Histoire du soldat de Ramuz et Stravinsky mise en scène par Stéphan Druet reçoit le Molière du spectacle musical en 2018. Plusieurs autres récompenses font rayonner le Poche, riche de ses amitiés artistiques. Le public, de plus en plus fidèle, est heureux de venir applaudir Judith Magre, Maxime d’Aboville et ses Leçons d’histoire de France (qui reçoit par ailleurs le Molière du meilleur Comédien avec The Servant en 2015), Hervé Briaux et ses adaptations audacieuses (de Tertullien aux Essais de Montaigne), Didier Long, Christophe Barbier et ses spectacles pédagogiques (Le Tour du théâtre en 80 minutes ; Le grand théâtre de l’épidémie ; Choses vues de Victor Hugo, Mozart, mon amour), Olivier Barrot et ses causeries littéraires, les mises en scène élégantes et enlevées de Marion Bierry, Pierre Val et Sylvain Katan, Jean-Paul Farré, Isabelle Andréani, Jean-Paul Bordes, Catherine Salviat, Nicolas Vaude, Marcel Bozonnet, Olivier Baumont, Emeline Bayart, Daniel et William Mesguich, Robert Bouvier, Anne Baquet… La liste des artistes participant à cette aventure en marche est copieuse, et ne cesse de s’allonger…

Philippe Tesson quitte ce monde le 1er Février 2023, mais son esprit veille, libre, espiègle, généreux, intense, critique et intransigeant, c’est-à-dire bien vivant, au cœur du Théâtre de Poche, cette maison de la culture, où passé et présent se mêlent en une grande fête quotidienne.